L’édito de Franck Davido, intervenant à l’EFAP :


“Ce printemps, avec les 4
ème années, nous avons étudié les notions de liberté d’expression, de tolérance, de laïcité et de multiculturalisme. Des idées qui sont à la base de notre vie commune.

Fin mars, j’ai demandé aux élèves de travailler par groupe de 2 sur le sujet suivant :

Etre tolérant, est-ce tout tolérer ?

Sujet brûlant s’il en est avec une montée de l’intolérance qui prend les habits de la liberté d’expression.

Spectacles empêchés ou annulés, orateurs désinvités pour cause de désordres possibles et autres réunions de non-mixité.
Les courageuses reculades et le silence complice des institutions concernées devraient nous inquiéter. Sans parler des menaces, intimidations sur les réseaux sociaux et l’arrivée en Europe des notions d’appropriation culturelle venues des universités américaines pour limiter la liberté d’expression au nom…de la liberté d’expression !

Les étudiants ont donc achevé leur trimestre par ce travail de réflexion sur ce sujet polémique et leur travail a été globalement de bonne qualité.

Mais nous avons eu 3 textes qui, à mon sens, sortent de l’ordinaire et nous pensions que toute l’école devrait pouvoir en prendre connaissance.

Je félicite donc personnellement les 6 étudiants qui ont produit ces 3 textes, Nora Navet, Alix Poyer, Alexia Granvau, Lucie Dufour, Gabriel Sahli-Autran, Mathilde Pen’Creach et je vous laisse à votre lecture.

Bon courage à tous pour la suite de vos études.”

TEXTE D'ALEXIA GRANVAU ET LUCIE DUFOUR

Tout d’abord nous pouvons nous poser la question de ce qu’est tolérer. Ainsi, tolérer c’est admettre chez l’Autre une manière de penser ou d’agir différente de la nôtre. “Tolérer, c’est accepter la libre expression d’opinions sans être contraint de les adopter “ clame le poète John Milton dans « Pour la liberté de la presse sans autorisation ni censure » (1644).
L’intolérance est le refus d’admettre l’existence d’idées, de croyances et d’opinions différentes des siennes. Ainsi la tolérance, c’est laisser s’exprimer la pluralité des opinions, de ne pas juger une opinion plus avérée qu’une autre, mais n’y a-t-il pas des opinions et des manières de vivre qui peuvent nous être intolérables, que l’on ne doit pas tolérer au nom de la tolérance elle- même ? L’invitation à tolérer implique-t-elle qu’il faille tout accepter ?

I / La tolérance : force ou faiblesse

La tolérance est l’une des vertus que nous devons éveiller au cours de notre vie, puisqu’elle est le garant des relations harmonieuses entre les individus. Ainsi, être tolérant c’est être ouvert à Autrui, reconnaître qu’on ne possède pas la Vérité Absolue. C’est incontestablement une vertu qui ne fut guère remise en cause, et lorsqu’elle est critiquée ce n’est pas pour prôner l’intolérance.

Mais il existe deux formes de tolérance : la tolérance originaire et la tolérance moderne. Ainsi nous allons en faire la distinction.

ï La tolérance originaire : consiste à supporter, à souffrir. Cette tolérance est essentiellement négative, puisqu’elle signifie endurer un mal, une condescendance, une infraction. Ce n’est pas une permission ou une autorisation mais une grâce toujours révocable.

ï La tolérance moderne : forme de tolérance développée par Spinoza, John Locke (Lettre sur la tolérance (1689)) et Pierre Bayle (De la tolérance (1686)), entre autres. Ainsi, tolérer c’est consentir qu’au nom de la liberté, en principe reconnue à tous, d’autres hommes pensent et agissent selon des principes que nous ne partageons pas ou avec lesquels nous sommes en désaccord.

La pratique de la tolérance exige un effort contre soi-même qu’il n’est pas aisé d’exercer et qui demande une certaine éducation.
Pourtant, historiquement, la tolérance est d’abord associée à la faiblesse. Selon l’Encyclopédie (1765), elle est “la vertu de tout faible, destiné à vivre avec des êtres qui lui ressemblent”. Ainsi, pour le Trésor de la langue française, la Tolérance est “le fait d’admettre avec une certaine passivité, avec condescendance parfois, ce qu’on aurait le pouvoir d’interdire, le droit d’empêcher”. Tolérer n’est donc pas une contrainte extérieure, mais une auto-contrainte, un libre choix que l’on s’impose.

Goblot proposait cette définition de la tolérance que louera Lalande dans son Vocabulaire de la langue philosophique : “ce n’est pas renoncer à ses convictions, ni s’abstenir de les

manifester, de les défendre et de les répandre mais s’interdire tous moyens violents, injurieux ou dolosifs, en un mot proposer ses opinions sans chercher à les imposer”.
Voltaire ira un peu plus loin : c’est ainsi qu’on a pu lui faire dire “je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire”.

La tolérance suppose humilité et respect des opinions et idées d’autrui, ainsi l’usage de la force pour imposer est le propre du “faible” et celui qui pense détenir la Vérité est intolérant.

II / La tolérance, une notion indissociable de la liberté

Le principe de tolérance intéresse trois principes : la liberté de conscience, la liberté d’expression et la paix civile. Nous verrons que John Locke propose de trouver un équilibre entre la liberté individuelle supposant la tolérance et la nécessite de la paix et de la sécurité civile pour le gouvernement supposant des limites à la tolérance.

Mais la tolérance, comme définie précédemment peut prendre un aspect condescendant et passif, dans le sens où elle est permissive. Il y a ce qui est admis, considéré comme « vrai » et ce qui est toléré, permis. Cela implique une notion de pouvoir. Il y a celui qui est toléré et celui qui tolère. Afin de dépasser cela, il est nécessaire d’instaurer le respect mutuel. “La tolérance ne devrait être qu’un état transitoire. Elle doit mener au respect.”, selon Johann Wolfgang Von Goethe.

Plusieurs notions sont ainsi intrinsèquement liées à la notion de tolérance : celles de liberté d’expression, la liberté de conscience et la liberté d’information. La liberté de conscience est le droit d’un individu d’avoir le libre choix de son système de valeurs et des principes qui guident son existence et de pouvoir y adhérer publiquement et d’y conformer ses actes. Elle inclut la liberté de croire à ce que l’on veut. L’expression liberté d’opinion désigne, elle, la liberté fondamentale que possède chaque individu de penser comme il le souhaite même si cela va à l’encontre de la majorité. La liberté d’expression sous-entend la liberté d’information. Ces libertés sont garanties dans les textes de loi français. Ainsi, on peut lire dans le bloc de constitutionnalité, dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, à l’article 10 : “Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.” et dans l’article 11: “La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.”

Ces libertés fondamentales impliquent donc la pluralité d’opinions. Ces opinions peuvent concorder comme elles peuvent s’opposer. Elles peuvent être issues de paradigmes contraires. Pour autant, d’après John Milton (Aréopagita – 1644)), il faut laisser s’exprimer les idées de chacun. Il affirme ainsi que la censure n’est pas bonne et qu’en écartant certaines idées on risque d’écarter la vérité. En effet, c’est au milieu de ce débat d’idées que la vérité se révèle. Il a ainsi une conception particulière de la tolérance (De la liberté de la presse et de la censure (1644)) qui est la suivante “Tolérer, c’est aussi accepter la libre expression d’opinions sans être contraint de les adopter”.

Pour John Stuart Mill, dans « De la liberté »́ (1859) les hommes doivent discuter, et questionner leurs visions, quelles qu’elles soient, sans mépriser la position adverse, mais en l’étudiant. Cela nécessite une certaine forme de tolérance. C’est cette confrontation avec d’autres opinions qui permet le progrès intellectuel et qui permet à la vérité de s’affirmer. C’est également la liberté d’expression qui permet le bonheur des hommes.

Pour autant, certains propos prônant la violence ou la discrimination à l’égard d’une certaine partie de la population peuvent-ils être acceptés ? Il se pose alors la question des limites de

la tolérance. Notamment aujourd’hui avec l’avènement des “fake news”, ces rumeurs et fausses actualités diffusées sur internet, la question de la tolérance se pose une fois de plus. Les “fakes news” sont l’apanage de ce qui est appelé la “post-vérité”, un concept qui renvoie à une zone grise où l’on ne sait plus si les choses sont vraies ou fausses. Elles peuvent être très néfastes, véhiculer une propagande raciste et même influencer les scrutins lors des votes. La philosophe Myriam Revault d’Allonnes alerte notamment sur ces “faits alternatifs”, qui remettent en question les vérités historiques, les faits et les transforment en opinions que chacun peut affirmer comme vraies. Dans ce contexte il devient d’autant plus important de faire appel à sa raison. Mais jusqu’à quel point peut-on tolérer ces discours ?

III / L’invitation à tolérer implique-t-elle qu’il faille tout accepter ? Faut-il fixer des limites à la tolérance ?

Toutes les opinions doivent-elles vraiment être tolérées ? Ainsi, la tolérance n’est pas sans ambiguïtés. La tolérance implique un effort de compréhension réciproque, sans quoi ça ne marche pas. La tolérance est une pensée des limites, dans laquelle il faut fixer et dire avec l’autre ce qu’on refuse. Encore faut-il savoir ce que l’on combat. Ainsi, il y a des formes d’intolérable qui sont presque universellement reconnues, comme le meurtre, la torture, l’humiliation, qui suscitent partout l’indignation. Dans un contexte d’attaques terroristes, nous avons à combiner guerre et tolérance en même temps. Guerre à ceux qui veulent détruire la

démocratie. Tolérance pour ne pas fissurer la société comme le voudrait Daech.

On ne peut évoquer la question de la tolérance sans parler de ses limites. En effet, peut-on tout tolérer ? A cette question Karl Popper évoque ainsi “le paradoxe de la tolérance”. Il le mentionne en ces termes dans La Société ouverte et ses ennemis, 1945 : “La tolérance illimitée doit mener à la disparition de la tolérance”. D’après lui, une tolérance illimitée amènerait à la destruction même de cette société parce que trop permissive, elle serait détruite par les intolérants. Cela ne veut pas dire qu’il faut censurer toute opinion intolérante, en raison des libertés et principes énoncés précédemment mais il faut donc une tolérance critique. Utiliser la raison, questionner et confronter les points de vue. Il fait notamment référence à Voltaire et son Traité sur la Tolérance (1763) en ces termes lors de la conférence Tolérance et Responsabilité, en 1981: “Tandis que le relativisme, qui ressort d’une tolérance laxiste, conduit au règne de la violence, le pluralisme critique lui peut contribuer à la maîtrise de la violence”. Il convient d‘adopter une approche critique des choses, le relativisme ou la passivité menant aux mêmes résultats : au chaos et à la persistance de la violence.

La tolérance ne signifie donc pas tout accepter ou celle-ci perdrait tout son sens. Ainsi la tolérance fait l’unanimité en théorie, considéré comme un principe fondamental. Pourtant dans la pratique, les limites de la tolérance ne font pas l’unanimité. C’est encore aujourd’hui un sujet qui fait débat, nombreux sont les exemples contemporains où la tolérance est mise à l’épreuve.

Que ce soit dans le domaine religieux, ou culturel les limites de la tolérance sont palpables. La société, notamment française avec le principe de laïcité a donné un terrain neutre dans la sphère publique, permettant à chacun de pouvoir s’exprimer dans le respect de règles établies permettant le respect de la liberté des autres, tout en pouvant s’exprimer librement dans la sphère privée. Pourtant aujourd’hui, les limites entre la sphère privée et la sphère publique sont de plus en floues et relancent le débat sur les limites de la tolérance. C’est notamment le cas récemment avec la vente de la cagoule de sport par l’enseigne Décathlon qui a agité la toile. L’arrivée de nombreux migrants aux frontières de l’Europe a également mis à l’épreuve le concept même de tolérance, avec en lien la question du regard et les a priori sur l’autre, les différences au niveau de ses valeurs, et ses conceptions du monde. L’intégration ou non de ces migrants demeure encore un défi pour l’Europe.

Dans un autre registre, la question du mariage pour tous en 2013 avec la légalisation du mariage entre personnes du même sexe a fait s’élever de nombreuses contestations et a vu s’affronter des manifestations pour et contre ce texte de loi. Virginie Tellenne, dite Frigide Barjot, était l’une des figure du mouvement La Manif Pour Tous, opposé au vote de la loi et plus largement, prônant une conception traditionaliste de la famille autour d’un père et d’une

mère. On a ainsi pu voir l’affrontement fort de deux paradigmes.

Un indice permettant de calculer le taux de tolérance, c’est-à-dire de mesurer les évolutions de l’opinion publique à l’égard de la diversité en France a même été créé, ce qui prouve l’actualité et la persistance de cette question. Vincent Tiberj, professeur d’université à Sciences Po Bordeaux, a créé l’Indice Longitudinal de Tolérance en 2008. Les résultats de 2018 affirment ainsi que les gens sont plus tolérants qu’avant (plus de la moitié de la population se disait accepter autrui en 2013, contre deux tiers de la population en 2018). Mais à l’inverse les plus intolérants se sont radicalisés et sont devenus plus intolérants, avec une augmentation du nombre d’actes racistes.

Le défi permanent de notre société est ainsi de parvenir à faire du commun avec du particulier, à rassembler, à créer du collectif avec des individus.

In fine, nous sommes tous différents. Nos croyances, notre éducation ne sont pas les mêmes, nos choix politiques non plus. Tout nous distingue. De fait, nous ne serons jamais tous d’accord. Et c’est bien pour cela que la tolérance semble indispensable : elle évite que nos désaccords se transforment en affrontements et en guerres. Ainsi, comme le dit Voltaire: “La discorde est le plus grand mal du genre humain et la tolérance en est le seul remède”.

TEXTE DE MATHILDE PEN'CREACH ET GABRIEL SAHLI-AUTRAN

La tolérance est couramment entendue comme étant une attitude, qui consiste à admettre chez autrui une manière de penser ou d’agir différente de celle qu’on adopte soi-même, ou le fait de respecter la liberté d’autrui en matière d’opinions.

Ce prisme, appliqué tour à tour au fait religieux comme au débat politique, est l’un des piliers de la société occidentale contemporaine, dans son approche humaniste et laïque face aux questions politiques, culturelles ou religieuses.

Cependant il s’agit d’un pilier instable, car même si la tolérance fait généralement consensus dans son idée et intention, elle nourrit les dissensions dès son application. Il relève ici donc d’alimenter une réflexion portant non seulement sur le bienfait de la tolérance, mais aussi les contraintes et conditions liées à son existence.

La tolérance, en tant que principe, est l’élément fondateur du contrat social, car elle garantit un respect des croyances et des opinions, formant ainsi le lit du débat public.

La tolérance donne ainsi un cadre à la liberté de l’individu, car ne pas tolérer l’existence de l’autre serait enfreindre sa liberté. Elle est également un outil de perfectionnement, car tolérer l’erreur, par exemple, donne un sens à l’apprentissage, si l’on convient que l’erreur est un élément clé de tout processus d’apprentissage.

Néanmoins, l’étendue de cette tolérance pose forcément la question de son entente commune, et par extension, de sa limite individuelle, car s’il s’agit de la loi, cette limite est admise, mais lorsqu’il soulève de la convention sociale, elle est supposée.

Dès lors, la tolérance, en tant qu’idéal, peut-elle faire fi de toute considération pragmatique, pouvant potentiellement, mener cet idéal à sa perte ?

Partie I – La tolérance comme cadre de vie en société

La tolérance accompagne le quotidien du citoyen, comme frein au conflit social ou culturel sous des formes diverses. Par exemple, il n’est pas nécessaire de légiférer sur le fait de parler fort dans les bibliothèques, mais c’est une règle communément admise, la tolérance est donc ici cadrée pour garantir la vie en société.

L’éducation à la tolérance doit viser à contrecarrer les influences qui conduisent à la peur et à l’exclusion de l’autre et vise à accompagner le citoyen afin qu’il développe sa capacité de jugement autonome, pour mener une réflexion critique et acquérir un sens de l’éthique.

Le fait culturel de la tolérance, autour duquel gravitent des mots comme égalité et fraternité, découle justement d’une interprétation humaniste de comment s’organise une société.

Par exemple, John Stuart Mill défend la tolérance pour deux raisons : La première parce qu’elle est nécessaire au progrès social et au progrès des connaissances et la deuxième parce qu’elle est exigée pour l’exercice de l’autonomie individuelle, le développement moral et culturel.

La tolérance est donc un moyen d’encourager ou même d’obliger à la réflexion, à l’ouverture d’esprit, à la communication et la liberté de pensée, de conscience et de croyance. La tolérance est un pré-requis à la confrontation et au débat. C’est une vertu qui rend la paix possible, car chacun a droit de cité, contribuant à substituer une culture de la paix à la culture de la guerre, où faute d’expression libre, il ne reste que l’action violente.

Ainsi, cette tolérance met en question la nature humaine, comme conflictuelle ou allant au contraire vers le consensus avec ses semblable, prête à abandonner une part d’individualité et de superbe pour faire corps avec le reste de la société.

Cependant cette vision est aujourd’hui remise en question par le fait individualiste, où le droit personnel précède le devoir commun.

Partie II – La tolérance comme paradoxe

Se laisser aller à l’amour de l’absolu quand il s’agit de tolérance ouvrirait la porte vers la disparition même de la tolérance comme principe admis, puisque cela ouvrirait un boulevard vers l’expression de toutes les opinions visant à propager une forme ou une autre d’intolérance.

En effet, la permissivité et le laxisme qui entraînerait une telle doctrine donnerait forum à toutes sortes de dogmatismes, comme en témoigne la montée des divers régimes totalitaires du XXème siècle, ces derniers ayant pu justement accéder au pouvoir par la tolérance de l’altérité des opinions, pour mieux s’en débarrasser par la suite.

Comme l’affirme Karl Popper “La tolérance illimitée doit mener à la disparition de la tolérance.”

Si la tolérance n’est pas sauvegardée par une forme d’intolérance formant une sorte de frontière protectrice, alors cette même sauvegarde est vouée à l’échec.

L’intolérance envers l’intolérance est donc le garant de la libre expression des opinions, donnant en cela sens aux politiques de répression visant les discours de haine ou discriminatoires, le débouché de ces opinions étant souvent la marginalisation puis le rejet d’un ou plusieurs citoyens. Identifier de tels propos relève ainsi d’une démarche protectrice.

Cependant cette méthode pose la question de caractériser ce qui s’apparenterait à de l’intolérance, au risque de voir se transformer la tolérance pratique en une parodie vide de sens. Dès lors qu’une perversion de cette frontière s’opère, il est alors difficile de distinguer le cadre nécessaire au débat d’un vulgaire autoritarisme, ce dernier étant contraire à l’intention originelle.

Cet écueil est par ailleurs bien illustré par les annulations de conférences d’intervenants extérieurs conservateurs dans les universités américaines.

En voulant promouvoir une tolérance absolue, sans débat ni divergences, des étudiants radicalisés ne sont même plus en capacité de percevoir la contradiction de leur démarche.

 

Partie III – La tolérance comme posture

La tolérance comme principe de société est donc plus qu’un cadre au discours et à l’expression des opinions, mais aussi un défi posé à l’honnêteté intellectuelle. Il est évident que tolérance n’est pas l’inclusion, et que ce qui est toléré n’est pas pour autant apprécié ni accepté.

C’est cette nuance qui donne licence à la création de divisions au sein de nos sociétés, voire même à leur partition en différentes castes, chapelles, classes.

Pour maintenir ce statu quo, un rapprochement s’opère entre la tolérance et l’indifférence. Cette ambiguïté sert ainsi la partition de la population et sa relative apathie à la condition d’autrui.

La tolérance devient dès lors un artifice pour anesthésier la juste protestation de ceux qui ne tolèrent plus d’être écartés du reste de la société. Les émeutes des quartiers populaire, même sans structure ni organe officiel, sont certainement une résultante de la frustration liée à la mise en demeure de leurs habitants.

Ces événements marquent une protestation contre ce même concept de périphérie géographique mais aussi sociale et culturelle, car c’est cette même forme de marginalisation qui pourrait constituer une forme d’intolérance.

La tolérance comme mécanisme politique peut ainsi être vue comme un moyen de mettre une barrière entre une élite et la population générale, puisque souvent utilisée et pervertie comme argument envers ceux qui s’indignent de la répartition inégalitaire des ressources dans nos sociétés.

Qui s’offusque de l’immense richesse de certains se voit souvent renvoyé à une intolérance fantasmée envers leur réussite. Ainsi la tolérance et à fortiori le discours sur la tolérance est également un outil de maintien de l’ordre public.

Conclusion –

En définitive, la question de délimiter le tolérable de l’intolérable est intimement liée aux questions de liberté et de vie en société. La tolérance comme principe généralisé ne peut être appliqué qu’à partir du moment où lui est donné un filtre pragmatique. Dès lors, la tolérance n’est plus une épée sur laquelle se jeter, mais un bouclier contre ceux qui voudraient amenuiser le contrat social. Non, la tolérance, pour sa survie, doit s’inscrire dans une réalité contraire à son sens absolu.

TEXTE D'ALIX POYER ET NORA NAVET

“La discorde est le plus grand mal du genre humain, et la tolérance en est le seul remède” d’après Voltaire dans son dictionnaire philosophique, élevant la tolérance au rang de vertu essentielle au genre humain. Aujourd’hui encore et plus que jamais, notre société promeut la tolérance pour pouvoir vivre sereinement en communauté. En effet, si notre époque parle beaucoup de tolérance, c’est parce qu’aujourd’hui chacun est confronté aux opinions des autres. Or, le problème de la tolérance ne se pose que dans les questions d’opinions. Elle nous pousse, pour le bien commun, à ne pas contraindre une opinion lorsqu’elle est contraire à la nôtre, elle va de pair à cet égard avec la liberté d’expression.

Ainsi, la tolérance semble être une vertu : elle est préférable à l’intolérance, source de conflits entre les hommes. Cependant, celui qui tolérerait le viol, l’assassinat, la torture, celui-là ne serait pas vertueux. Il existe donc un type de tolérance moralement condamnable, incompatible avec l’idée même de vertu. Mais exclure certaines pratiques ou croyances du champ tolérable, n’est-ce pas faire preuve d’intolérance ?  

Le présupposé de la tolérance n’exige-t-il pas une tolérance absolue, universelle, qui implique de tout tolérer ? Ou alors la tolérance admet-elle que certaines opinions ne soient pas « tolérables” ? Nous éclaircirons ce paradoxe dans les différentes parties de notre devoir.

Être tolérant, c’est savoir accepter des croyances, des conduites que l’on n’approuve pas. Cette définition recouvre donc une idée d’acceptation et de réprobation, ce qui rend le terme ambigu et nécessite que l’on explicite la notion de tolérance dans une première partie. Nous verrons ensuite pourquoi la tolérance est indispensable pour vivre en société, et enfin nous reviendrons sur la définition de cette notion en explorant ses limites dans une troisième partie.

I- Qu’est ce que la tolérance ?

a) Être tolérant suppose nécessairement de tout tolérer

« Tolérer, c’est accepter la libre expression d’opinions, sans être contraint de les adopter » déclare John Milton dans « Pour la liberté de la presse sans autorisation ni  censure » (1644).

Le principe même de tolérance réside dans le fait d’accepter, ou du moins de laisser exister, des pratiques, des idées, des opinions qui sont contraires aux nôtres. Ainsi, être tolérant induit obligatoirement de tolérer des opinions, aussi éloignées soient-elles des nôtres. En partant de ce constat, la tolérance suppose obligatoirement de tolérer des choses qui nous paraissent, à première vue, intolérables, inhabituelles, non-naturelles. Si l’on en vient à ne pas accepter une opinion ou une pratique, par définition, nous ne la tolérons pas. De ce fait, nous sommes intolérants, ce qui est l’opposition même de la tolérance. Ainsi, la tolérance induit forcément une tolérance absolue, sans demi-mesure.

b) La tolérance comme vertu morale

De nos jours, la tolérance apparaît comme la vertu suprême de notre société. Plus encore, elle relève d’une obligation morale pour tous les individus.

Comte-Sponville va jusqu’à la définir comme l’une des 18 vertus dans son Petit traité des grandes vertus, l’un des plus gros succès du XXe siècle.

Chez l’homme, une opinion induit obligatoirement de la passion : c’est une conviction fortement ancrée à l’être qui la pense et qui la vit. La tolérance vient alors faire face aux violentes convictions de chacun. Être tolérant, c’est renoncer à l’idée de changer les opinions des autres en acceptant leurs existences. Alain disait “ Vertu n’est pas assurément un renoncement par impuissance mais plutôt renoncement par puissance … Ce qui est vertu est pouvoir de soi sur soi”. Ainsi, la tolérance est un effort sur soi-même. En effet, il n’est pas naturel pour l’homme d’accepter une autre opinion que la sienne. Cela demande un travail de relativisme. Plus encore, ce travail vient suspendre tout ce qu’il y a comme violence et passion dans sa propre conviction. En cela, la tolérance est une vertu.

Et pour Spinoza, la vertu est la puissance même de l’Homme. (Ethique III).

Cette vertu de tolérance vient se conforter au respect d’autrui et à la liberté d’expression. Si autrui est libre de s’exprimer, je me dois de respecter ses propos et donc de le tolérer. Même si cette tolérance peut apparaître comme un devoir, elle n’est pas aisée et tient davantage d’une vertu que d’un acte naturel chez l’homme.

c) Tolérer, c’est accepter la libre expression d’opinions sans être contraint de les adopter, d’après John Milton

Au terme de cette partie, il apparaît que la tolérance est une vertu morale, qui ne peut souffrir de demi-mesure, au risque d’être privée de son sens. Apparaît alors le paradoxe de la tolérance : si être tolérant exige une tolérance absolue, comment cette dernière peut-elle demeurer une vertu ? En effet, rappelons qu’une tolérance absolue suppose de tolérer des crimes et des délits condamnables. Il convient alors d’expliciter la notion de tolérance de sorte à ce qu’elle reste une vertu morale, en se référant à John Milton. “Tolérer, c’est accepter la libre expression d’opinions sans être contraint de les adopter”, clame le poète dans « Pour la liberté de la presse sans autorisation ni  censure »  en 1644. En ce sens, il rapproche la notion de tolérance avec celle de liberté d’expression. Il justifie cette position en estimant que « puisqu’il faut démêler l’erreur pour arriver à la vérité, la plus saine des méthodes reste d’écouter et de lire toutes sortes de raisonnements et de traités ». Ainsi la tolérance, même absolue, demeure une vertu puisqu’elle mène à la vérité en permettant l’affrontement entre le vrai et le faux. Il ne s’agit plus alors de tolérer des crimes, mais seulement des opinions, ce qui révèle une nouvelle conception de la tolérance.

Ainsi, la tolérance est une notion complexe qui apparaît néanmoins comme l’une des vertus les plus honorables chez l’homme. Toutefois, tout le monde ne peut prétendre à la tolérance dans l’unique objectif d’être vertueux. Pourtant, la tolérance permet de maintenir le système sociétal et permet à l’homme de vivre avec ses semblables.

II. Pourquoi être tolérant ?

a) L’intolérance empêche la liberté de penser car elle incite les hommes à taire leur opinion

S’il a été démontré que la tolérance est une vertu pour la société, c’est qu’elle est le remède naturel à un fléau dont les effets semblent redoutables pour la communauté : l’intolérance. En effet, dégagées de la tolérance, les aversions peuvent devenir criminelles.

L’intolérance procède d’un rapport perverti à la réalité. Pour l’intolérant, l’autre a tort par principe dès lors qu’il ne partage pas la même croyance, débouchant sur l’imposition violente de sa vérité, et le fanatisme. L’intolérance est donc assimilée à un danger pour les hommes qui souhaitent exprimer leur opinion, et les incite à se taire. C’est pourquoi, d’après John Stuart Mill, l’intolérance empêche la liberté de pensée car elle incite les hommes à taire leurs opinions par peur d’être stigmatisés. A terme, cette situation mènerait à la diminution de l’intelligence et du courage des hommes, et donc nuirait à la sauvegarde de la société. La tolérance est donc incontestablement une vertu nécessaire pour le citoyen qui veut vivre dans un régime démocratique, puisque la démocratie exclut l’idée que l’une des parties du corps politique possède a priori la vérité et puisse l’imposer par la force.

b) La tolérance n’est pas seulement un droit mais un devoir d’après Kant

L’idée de tolérance est née dans le contexte des guerres de Religion, mais ce n’est qu’au siècle des Lumières qu’elle s’est imposée comme la vertu spirituelle et sociale par excellence. En effet, la tolérance, comme nous l’avons décrite précédemment, se fonde sur la conviction que les progrès des Lumières n’ont été rendus possible que par l’échange et la libre communication des idées. Les philosophes se font alors les chantres de cette vertu, sans laquelle le fanatisme régnerait sur le monde.

Ainsi, d’après Kant et son principe de l’universalisme, la tolérance n’est pas simplement un droit mais un devoir. En effet, il peut exister un monde où l’intolérance existe, pour autant, il paraît impossible que l’intolérance devienne une loi universelle, ce qui interdirait toute possibilité d’échanges serein et mènerait sans aucun doute à la violence. C’est pourquoi d’après l’impératif catégorique (“Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle”), nous nous devons d’être tolérant, car il est admis qu’une société régie par l’intolérance courrait à sa perte.

c) La tolérance, un principe inhérent à la nature humaine selon Voltaire

Outre le devoir moral et la non-censure, la tolérance relève de bien plus profond en l’être humain. Selon voltaire, la tolérance est un principe inhérent à la nature humaine. Pour lui, s’il y a bien une loi fondamentale, c’est celle de nous supporter les uns des autres. “La tolérance c’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesse et d’erreur. Pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature.”

Êtant des individus avec un fonctionnement qui nous est propre, il est impossible d’avoir les mêmes opinions que les autres. La tolérance vient alors nous permettre d’accepter la différence sans la rejeter avec violence et véhémence. C’est uniquement avec celle-ci que nous pouvons nous supporter et vivre en communément en société. La tolérance est alors une exigence pragmatique qui vient répondre au besoin fondamental de l’être humain : vivre en communauté.

Ainsi, la tolérance est le ciment même de l’humain : elle nous permet de vivre en société, en tant qu’individu et collectif. Malgré tout, cette tolérance absolue tant espérée est un idéal qui est inatteignable. Si la tolérance existe, l’intolérance est tout aussi réelle. L’intolérance et l’intolérable vient alors restreindre et limiter la tolérance.

III. Les limites de la tolérance

a) Certaines opinions sont intolérables

La tolérance est donc la vertu de tolérer les opinions d’autrui dans son intégralité, même si on les désapprouve.  Pourtant, dans la pratique, cette tolérance a des limites. Il arrive parfois que certaines opinions soient intolérables, peu importe l’effort pratiqué. Lorsque le mal dépasse un certain point, il devient difficile pour la nature humaine de le supporter et encore plus de le tolérer. En venir à tolérer une opinion pourvue du mal reviendrait à tolérer le mal lui-même. De ce fait, la tolérance ne serait plus une vertu, mais au contraire, un vice.

Cependant, comment peut-on qualifier une opinion d’intolérable ? Qu’est ce qui rend une opinion si affreuse qu’elle ne mérite plus notre tolérance ?

Une opinion est à a la fois un point de vue théorique mais également pratique. Lorsque l’on est convaincu, on agit en fonction de nos convictions. Ainsi, l’opinion implique l’action. Dès lors, une opinion paraît intolérable lorsqu’elle est immorale, qu’elle ne peut être justifié et que son action inciterait à mal agir. Puisque l’opinion implique l’action, avoir une telle opinion est une intention immorale et peut entraîner une potentielle action indéfendable.

Il existe donc des opinions “intolérables” qui nous entourent. Cependant, si ces opinions sont, par définition, intolérables, comment les tolérer ? Plus encore, face à des opinions intolérables, comment tolérer notre intolérance ?

b) Le paradoxe de la tolérance : tolérer l’intolérance ?

Karl Popper définit le paradoxe de la tolérance à travers son ouvrage “La société ouverte et ses ennemis” 1945. “ La tolérance illimitée doit mener à la disparition de la tolérance. Si nous étendons la tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas disposés à défendre une société tolérante contre l’impact de l’intolérant, alors le tolérant sera détruit, et la tolérance avec lui.” En cela, il ne faut pas se méprendre. K. Popper ne souhaite pas réfréner ou censurer l’expression de théorie intolérante, mais la contrer par une argumentation logique et par l’opinion publique.

En venir à censurer l’intolérance, c’est être intolérant nous-même. Pour autant, accepter l’intolérance et la laisser se propager aisément, c’est prendre le risque de voir disparaître intégralement la tolérance.

De ce fait, il faut faire la distinction entre la tolérance passive et la tolérance active. Tolérer l’intolérance ne veut pas obligatoirement dire l’accepter sans pour autant avoir la volonté de la contrer par l’intellect.

c) La tolérance n’est pas bonne en soi mais seulement relativement à ce qu’elle tolère

S’il est incontestable que la tolérance est une notion indispensable à la vie en société, le paradoxe décrit précédemment révèle la difficulté de cette notion. La tolérance est une vertu… tant que nous le voulons. En effet, la tolérance n’est pas bonne en soi mais seulement relativement à ce qu’elle tolère. C’est pourquoi une tolérance absolue n’existe pas en tant que vertu. Dans l’absolu, une tolérance sans limite est possible, mais relève alors plus de l’indifférence que d’une véritable tolérance, car cela reviendrait à tolérer l’intolérable. Alors la tolérance ne prend son sens que dans la recherche de justice et de paix, et c’est en ça qu’elle est une vertu. Ainsi, être tolérant ce n’est pas tout tolérer, seulement si l’on veut que la tolérance demeure une vertu.

Si la tolérance n’est pas absolue, c’est qu’elle se limite, mais alors cette limite apparaît arbitraire, subjective : quelles sont les bornes de la tolérance ? A partir de quel moment une opinion est intolérable ? Il est impossible de répondre à cette question sur le plan moral, car chacun aura des bornes de tolérances différentes et subjectives, alors c’est au droit de définir légalement les limites de la tolérance. Seul un ordre légal saura juger de ce qui est tolérable ou non dans le bien commun.

Conclusion

Pour conclure, notre raisonnement a questionné les limites de la notion de tolérance. Cette dernière semble être une vertu lorsqu’elle n’est pas appliquée de façon absolue. Ainsi elle permettrait la libre expression des opinions et donc le plus sûr moyen de trouver la vérité.

Si l’on considère qu’être tolérant nécessite de tout tolérer sans distinction, sans s’interroger sur le devoir ou non de tolérer, est-ce toujours de la tolérance ? N’est-ce pas une preuve de passivité ? Avec une telle passivité, n’allons pas au contraire de la vertu qui incarne la tolérance ?

Ainsi, il est possible d’établir un parallèle entre la liberté d’expression et la tolérance. La liberté d’expression ne peut être totale ou inexistante : il s’agit d’un constant balancement entre ce qui est bon de divulguer et ce qui est bon de réfréner. À l’instar de cette liberté d’expression, la tolérance balance. Elle ne peut être totale au risque de disparaître. En revanche, la réduire reviendrait à ne plus pouvoir coexister en société et pourrait conduire à une anarchie, où les plus “forts” imposeront leur conviction sur les plus “faibles”.

La tolérance est alors un curseur à placer entre le “tout tolérable” et le “non tolérable”. Il ne s’agit, en aucun cas, d’une règle prédéfinie. Par notre capacité de tolérance, notre passé, nos valeurs et nos mœurs, cette tolérance divergera obligatoirement selon l’individu concerné.